Pauline, « Auto-portrait poubelles »

Pauline, conteuse et autrice pour la Tournée, se raconte à partir du contenu de sa poubelle jaune.

Le Havre, rue Hilaire Colombel, 5ème étage.

Je vis ici. Nous vivons ici à trois. Trois femmes. Entre 28 et 38 ans. Toutes trois autrices. Manue, Lola, Pauline.

Dans notre cuisine, je scrute la poubelle jaune. Je me demande « est-ce qu’elle a des histoires à raconter, elle ? »

Je l’ouvre.

J’extrais un à un les déchets puis dresse leur inventaire avant de les classer par famille.

On est en septembre.

Famille la plus représentée : boîte en métal ronde de thon émietté à la figue La Belle Iloise / boîte en plastique rectangle d’olives cassées à l’ail (je note les traces d’huile sur les parois intérieures et coincés dans les rainures du couvercle, des grains de sable) / boîte en plastique ronde, houmous de pois chiches bio (et grains de sable) / 4 bouteilles en plastique vertes écrasées Perrier fines bulles / sachets de gâteaux apéritifs sans gluten / papier de fromage Neufchâtel / emballage de galettes sans gluten (…).

Notre poubelle sent la plage. C’est la rentrée : retrouvailles des ami.e.s au bord de l’eau. Nos déchets communs disent le déséquilibre alimentaire des pique-niques festifs. Flux-reflux des vagues, moustiques, apéritifs-baignades, variations de ciels du soir oranges et rosés. Notre quotidienneté avec la mer du Havre. Ils disent aussi les heures de débriefs joyeux au Perrier toutes les trois sur le balcon, en quête de fraîcheur.

On est en novembre.

Famille dominante : pot collant en carton jaune, de miel l’apiculteur / 3 paquets vides de café moulu bio / un emballage de graines Daco Bello formule Pep’s / une boîte de Doliprane 1000 / une petite bouteille de jus de fruit formule Immunité (Gingembre, orange, curcuma Vitamines C et D et Zinc) / des pages manuscrites déchirées en 4 / une petite bouteille de jus de pépins de pamplemousse / 3 paquets de mouchoirs vides (…)

Elle voit de près venir l’hiver, notre poubelle. Témoigne de nos efforts pour échapper à la crève, s’aider à ne pas sombrer dans la dépression des jours courts et de la pluie qui tombe sans fin. Je lis dans nos déchets nos immunités faiblissantes mais je lis aussi les pleurs de deux ruptures et d’un deuil. Dans la cuisine, on se raconte qu’il faut traverser. Tenir le cap.

On est mi-décembre.

Je ne peux pas classer. Seulement dresser le constat du désordre et de l’excès. Notre poubelle jaune déborde. Un sac Ikea bleu s’improvise en seconde poubelle à côté de la première.

Désertion de notre espace commun. Toutes trois prises dans un grand débordement de travail ou émotionnel, la poubelle tend le miroir de notre fuite et du rejet des obligations quotidiennes. Moins nous prenons le temps de cuisiner, plus la poubelle régurgite, plus elle dit notre épuisement. Pourtant au sommet de la montagne de déchets, les catalogues publicitaires format A4 agrafés (qui ont fait un trajet direct entre notre boîte aux lettres et la poubelle) me questionnent : Super U -80%, Lidl, Carrefour, images de jouets et d’objets, multiples visages illustrés du Père-Noël… Décembre, surenchère et démesure. Qui de nous ou de la nature de nos déchets agit le plus sur l’humeur de l’autre ?

On est le 8 janvier.

En vrac : boîte de chocolats bretons / sachet en papier de galette des rois / pot de rillettes sarthoises / sacs en papiers de magasin bio ayant contenus des fruits / sachets de tisane yogi tea / sac en plastique ciboulette thaï / sac en plastique de coriandre / paquet de pâtes chinoises dragon bleu et rouge / colis en carton provenant de Corse / sachet de pain sans gluten / emballage de lessive / bouteille de crème à récurer / bouteille de produit toilette (…)

De retour de nos contrées respectives, la poubelle jaune signe aussi le retour de nos individualités. L’excès des fêtes derrière nous, reprise de nos petits rituels : grand ménage de notre intérieur pour une remise au clair / cuisiner à nouveau des plats asiatiques, passion de Manue / faire à nouveau les courses en magasin bio, lubie de Pauline / envoyer et recevoir à nouveau des colis, plaisir de Lola… Dans la cuisine, on prend le temps de s’embrasser et de se souhaiter belle la nouvelle année.

Pauline Fontaine, septembre 2023- janvier 2024.